Vanoli et ses fables

Vanoli et ses fables

Publié le 10 juin 2016 par Yves Frémion https://www.lemonde.fr/blog/bandedessinee/2016/06/10/vanoli-et-ses-fables/

L’art ne cesse de dénicher ses sources de renouvellement dans la réappropriation des façons de faire de son propre passé. La BD n’y échappe pas. Il était courant dans l’image ancienne, l’enluminure médiévale par exemple, de raconter une histoire avec une narration encore sommaire – mais dont les étapes (nous dirions aujourd’hui les « cases ») se succédaient au sein d’une seule grande image (« planche »), dans un ordre à deviner, où les sens gauche-droite et haut-bas dominaient. Comme aujourd’hui. Lorsque Druillet inaugura dans les années 1970 cette forme narrative révolutionnaire avec ses Lone Sloane, nul ne remarqua qu’il rénovait en réalité une bien lointaine tradition dont, par exemple, une Herrade de Hohenbourg, dès 1159, fait un usage étonnant.

Voici que Vincent Vanoli, auteur qui a jusqu’ici su assumer la discrétion qui sied au talent, reprend ces manières graphiques dans bien des pages de son dernier opus. Cela s’imposait car il s’agit d’un récit médiéval, justement, mais un Moyen-Âge de fantaisie, perturbé par le sens fortement buissonnier de l’imaginaire vanolien. Sa fable, car c’en est une même si la moralité n’étouffe pas le récit, entraîne son pitoyable héros (un « idiot innocent ») dans une déambulation initiatique, plus improvisée que cohérente, à la recherche d’une toison magique qui protège de la peste omniprésente. Ce héros raconteur d’histoires vit donc la sienne en parallèle.

Vanoli utilise aussi le « truc » du cabochon autoportrait du narrateur-artiste intervenant en commentaire de sa propre œuvre – façon brechtienne de donner l’humoristique distance indispensable à la dimension fabuleuse de cette histoire. Il glisse aussi des mini-cases aux formes proches, justement, de l’enluminure, à laquelle il est fait moult allusions.

Graphiquement, Vanoli est difficilement classable. Il poursuit son chemin personnel dans un genre où les écoles s’entrecroisent et rivalisent comme les cent fleurs de Mao – mais sans lui. Avec sa technique au lavis qui charge ses pages de sombres masses que ses personnages doivent écarter pour avancer, il semble greffer une perpétuelle résistance à la progression naturelle du récit. Il y a une jungle à vaincre pour que le récit se déroule. Vanoli ne fait rien pour faciliter une lecture trop facile de ses histoires.

Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est guère ami de la ligne droite, de la parallèle ou de la perpendiculaire. Personnages et chemins son tordus, pliés, entortillés, comme secoués par un grill incandescent sur lequel ils auraient été jetés par le dessinateur.

Dans les dialogues, le mélange permanent du monde ancien avec un univers plus contemporain (dans sa quête, par exemple, le héros envoie des textos à sa famille) achève de consacrer humour et poésie, que subliment quelques planches au découpage audacieux. Les références picturales nombreuses nous mèneraient des peintres pré-Renaissance (de Bosch à Brueghel) à la BD texte-sous-image de l’entre-deux-guerres, en passant par quelques précurseurs extrême-orientaux.

Après une vingtaine d’albums, Vincent Vanoli atteint ici un niveau qui le hisse au rang des plus grands. Et sans doute pour longtemps.

Rocco et la Toison, de Vincent Vanoli, L’Association, 18 €. Vanoli dirige aussi, chez le même éditeur, l’album collectif Maudite ! (20 €).